Lettre d’André Masson à Léo Marschutz

Paris 14 Déc. 57

Mon cher Léo. Je réponds bien en retard à ta lettre précédente, et immédiatement à celle qui vient de me parvenir.

L’abstraction aurait force de loi maintenant : c’est ce que tu m’écris.

Peut-être bien, si on accepte que la peinture ne peut être reprise où elle a été laissée. L’impressionnisme a eu force de loi, puis le cubisme, etc…

Mais de même qu’il y a eu des impressionnistes admirables et d’autres médiocres, des cubistes excellents et d’autres moins satisfaisant, il y a Rue de Seine (et affluents !) des « non figuratifs » très doués, sensibles, lyriques, sachant faire chanter la couleur et d’autres qui ne savent que la tuer.

D’autre part je me souviens d’une conversation avec Venturi à New York : pas de doute, me disait-il, l’art moderne depuis quelques décennies est tout entier sous le signe du fantastique. (Je résume). Le mot est peut-être usé maintenant qu’il a tant servi, et bien entendu servi au mieux et au plus mal. Mais il n’en est pas moins vrai qu’elle reste fantastique. Ses caprices sont infinis.

« Partir » de la nature ne s’impose plus. Ni d’une idée, ni d’une sensation. C’est évident pour la jeune génération qui va de l’avant.

Ils partent de leur palette et chemin faisant ils rencontrent la nature. Ou non. Ils n’aboutissent parfois qu’à une autre palette : dans ce cas ils ont fini avant d’avoir commencé !

Je reviens de Chartres. La symphonie colorée des vitraux – leur prodigieuse force ascensionnelle – me suffirait. Devant la splendeur pourquoi chercher des mots, des signes, des « figures » ? On peut s’approcher, d’accord, et y lire des histoires dessinées. Mais j’avoue que j’y ai renoncé.

C’est Baudelaire qui sans le savoir à mis le feu aux poudres. Ne dit-il pas : un tableau est une musique de mouvements coloré. Cela doit satisfaire avant que l’approche l’ait rendu lisible (au sens littéraire) Je cite à peu près ….

Que veux-tu ! Maintenant plusieurs (beaucoup) pensent que la première partie de la proposition, seule, est à retenir.

Mais ne crois pas que je renonce à toute forme de mon côté. Simplement, j’essaie de comprendre un élan.

Bien à toi, à Barbara, aux enfants.

André

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