Léo Marchutz
La recherche Cézannienne

Extraits de lettres avec réflexions sur la peinture de Cézanne.

Lettre du 7 janvier 71 de Léo Marchutz à Adrien Chappuis.
« Vous avez raison de parler d’une période florentine chez Cézanne. Ce ne serait pas difficile de montrer que pour ses Baigneurs et Baigneuses il se sert de schèmes de composition de certains artistes de la Renaissance. Par exemple dans les « Baigneuses » de Marianne Feilchenfeldt (V. 725), il y a de la « Disputa » de Raphaël comme aussi dans le grand V. 719. Ceci d’une façon très « générale » et pas consciemment …. C’est un schéma classique avec une « introduction » centrale (créé autrefois souvent par le pavé), ici il n’en reste que des coups de pinceaux horizontaux. Et quant à ma réserve, c’est que les compositions de Baigneurs de Cézanne (ou de Baigneuses) ne se servent pas de ses propres inventions en face de la nature, mais sont imbibées de la nostalgie de certaines formes d’Art. D’ailleurs les Baigneurs et les Baigneuses ne sont qu’un thème d’art « Ersatsz » à défaut de pouvoir croire encore dans les dieux païens et leur nudité.
Les nus de Degas ont un thème précis : la toilette de la femme.
 »

Lettre du 5 janvier 70 de Léo Marchutz à Adrien Chappuis.s
« Vous savez sans doute aussi que les nus, je veux dire les assemblages de nus, sont pour moi la partie la moins importante de l’œuvre de Cézanne. Je sais qu’il y a des croquis, des aquarelles surtout et des petites toiles admirables, mais cela manque de sens. C’est créé dans le vide – il n’y a plus de mythe derrière – cela reste des Baigneurs modernes. Dieu sait qu’il savait dessiner des nus, mais il ne savait (ou n’osait) rien faire avec, peut-être par pudeur ? Voilà peut-être un vrai problème « psychologique ». »

Lettre du 22 janvier 1969 de Léo Marchutz à Hans-Konrad Roethel.
« Et bien, cette exposition m'a bouleversé...J'ai compris, je crois, que Cézanne n'était pas un constructeur, comme on nous l'a dit ; s'il l'a été, c'est indirectement. La construction est un résultat, pas un désir. Quand il veut construire une peinture, comme dans ses derniers grands baigneurs, il utilise des clichés de tout temps et tombe bien en dessous de lui-même. Alors qu'il se révèle dans ses paysages et natures mortes, où la plenitude des sensations est le point de départ, et le résultat en est une image totalement nouvelle. Ce qui m'intriguait dans la dernière Sainte-Victoire, c'était la différence avec une peinture faite au même endroit (Moscou). Là il semble y avoir une nette décision vers la simplification. C'était comme si l'oeil ne pouvait pas supporter plus longtemps le moindre détail, aussi tentant qu'il soit. C'était pour moi la meilleure illustration de ce que Cézanne a écrit à ce moment : « A force de regarder, l'oeil devient concentrique ». Pas une partie du tableau, si vous regardez isolément ne marche. Au contraire, cela semble faux. Mais le tout parle infailliblement le langage de la vérité. C'est ça, c'est le motif, d'hier vers demain et pour l'éternité. »

Lettre de Léo Marchutz à Jameson Jones.
« Pour autant que j'admire les paysages et les natures mortes de Cézanne et pour la couleur, plusieurs de ses petites peintures de baigneurs, j'ai toujours senti que, en ce qui concerne les derniers, il est toujours en dessous du niveau de ses paysages et des ses natures mortes. Ces peintures sont composées de figures vues en tant qu'unités. Il n'y a pas la moindre cohérence spirituelle. Elles sont même banales : ce qui n'est pas le cas pour ses portraits qui sont des figures simples. Mais dès qu'il veut montrer un groupe, il compose en fonction de règles anciennes. Ce n'est pas le genre de sujet comme les paysages qui le pousse vers des solutions nouvelle et jamais vue. Les grands baigneurs de ses dernières années (il y en a trois) me semblent être des échecs. La couleur est bien sûr admirable, mais il n'y a pas de sensibilité ni d'impulsion spirituelle derrière cela.
Bien sûr, l'importance de ce genre d'activité pour l'homme Cézanne est évidente. Dieu sait que ses dessins liés à cette obsession, d'après les sculptures et peintures du Louvre, sont d'une grande beauté. Il est impossible de ne pas voir le profit qu'il en a tiré pour ses portraits (Gasquet, par exemple, ou Geoffroy ou son autoportrait) et pour ses figures simples (paysans). Il suffit de penser au Giorgone du Louvre pour comprendre qu'il ne lui était pas donné de montrer les relations entre plusieurs personnes, si ce n'est d'une façon mécanique. « Constructed » sont ces peintures. Ses paysages ne le sont jamais, bien que certains le disent. »

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