Première étape : Châteaunoir et Cézanne

« (…) Car il y a comme une aura de sortilèges et d’acceptation qui soudain vous libère, à Châteaunoir. Ceux qui y vivent ne sont pas comme tout le monde. Ils rayonnent d’indépendance. Le propriétaire du temps de ma jeunesse régnait sur le domaine en grand seigneur, n’aimant qu’y circuler à cheval, lentement, quand il n’était pas en train, de ses mains, de déplacer une cheminée, d’abattre un mur ou de traîner des troncs. Il connaissait toute l’aristocratie aixoise ; et il jurait comme un charretier. Il croyait à toutes sortes de choses, connaissait l’art des guérisseurs, et parfois momifiait des côtelettes, pour voir … Pourquoi pas, les plus rationalistes l’admettaient ; et l’on n’eût pas songé à discuter le principe. Il occupait une petite maison, cachée dans les pins. Une autre, un peu plus haut, était alors occupée par Léo Marchutz. Cher Léo, avec son épouvantable accent allemand ! Il avait débarqué un beau jour à la gare d’Aix et reconnu – car il était peintre et féru d’histoire de l’art – le cocher de Cézanne sur le siège de l’un des fiacres. De là à se faire conduire par lui à Châteaunoir fut l’affaire d’un instant. Seulement il se trouve qu’il y resta. Il y resta toute sa vie. Sa femme, elle, se lassa et le quitta. Mais tout arrive, à Châteaunoir ! Une dame anglaise, ou canadienne anglaise, vint un beau jour en compagnie de sa nièce ; elle aussi, resta. Elle épousa Marchutz et resta tout sa vie. Le juif allemand et la protestante anglaise eurent, à Châteaunoir, des enfants français et catholiques, dont j’entends encore – souvenir de leur enfance lointaine – l’authentique chantonnement marseillais.»

Jacqueline de Romilly, extrait de «Sur les chemins de Sainte Victoire», Editions Julliard, 1987.

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