Exposition de 1956 pour le Cinquantenaire de Cézanne

Albert Châtelet

[sur papier à en-tête « Ville d'Aix-en-Povence – Cinquantenaire de Cézanne »]

le 28 juillet 1956
Cher Monsieur Châtelet,
merci pour tout ce que vous avez fait et faites encore pour nous. D'accord pour l'ouvrier spécialisé, c'est indispensable, et c'est une chance qu'il y aura un de disponible. Cette semaine des conférences était difficile. Huyghe à parlé plus d'une heure et demie ! La conférence Dorival a déçu nous tous et le public. Leymarie vient de télégraphier qu'il ne peut venir, Rewald, déjà sur le point de partir, a accepté de le remplacer. Etaient bonnes les conférences de Schmidt et de Cooper.
Il y a 800 à 900 personnes par jour à l'exposition – mais il y aussi chaque jour des histoires .....
Merci d'avoir déjà obtenu le prolongement des prêts du Louvre – nos lettres de demandes ne sont toujours pas parties, Clermont n'ayant que du travail idiot à faire (questions de payements (lutte continuelle), appareils de projection – trouver le nombre exact de catalogues distribuée, etc...etc....).
Espérons que tout ira à souhait, je suis très heureux que vous me dites que votre venue fin août est possible. Inutile de vous dire que vous me manquez beaucoup, pas seulement parce que c'était si commode de pouvoir se couvrir de votre notoriété !
J'écris en hâte, parce qu'il faut partir pour le Pavillon et la conférence Rewald. Pour Zuerich nous arrangerons tout avec Wehrli.
Merci encore et très amicalement à vous
Léo Marchutz

[lettre d’Albert Châtelet à Léo Marchutz]

Le 16 août 1956

Cher Monsieur,
Comme Clermont a déjà dû vous le dire, c’est inutilement que j’ai fait naître en vous l’espoir de recevoir à Aix quatre tableaux de Cézanne du musée Pouchkine et de l’Ermitage. Je vous raconterai plus en détail les circonstances de cette curieuse histoire qui jette une lumière troublante sur l’efficacité de l’administration soviétique.
Je renvoie aujourd’hui même au Maire les certificats d’état des tableaux parvenus à Paris seulement après mon départ. Clermont a souhaité les avoir malgré la date tardive, je le fais donc bien volontiers.
J’ai trouvé en même temps une autre lettre, signée du premier adjoint, et datée du 1er août, qui m’annonce le versement de mes frais de déplacement et de mes frais de séjour calculés sur la base de 2000 frs par jour, mais en même temps me prie de régler ma note d’hôtel (1100 frs par jour). Le procédé est d’une indélicatesse telle, que j’ai envoyé une lettre au Maire pour la souligner, tout en acceptant de payer cette note. Toutefois je lui demande de préciser sur quelle base il entend me défrayer de mes frais lors de mon prochain séjour, afin d’éviter toute équivoque. J’ai cru bon de vous prévenir de cet incident dont je crains fort que vous entendiez parler. (Je dois ajouter qu’à ce jour aucun versement ne m’a été fait).
Au cas où ceci soit dû à une difficulté de ventiler ces remboursement dans les chapitres prévus, je vous signale qu’il m’est facile de me faire rembourser pour la prochaine fois par Express Transport qui ajoutera simplement ces fais à la facture des transports de œuvres. Mon billet, déjà, sera ainsi facturé à la fin d’août puisque M. Bazin désire que les tableaux du Louvre et de M. Pellerin soient expédiés en bagages accompagnés.
J’aimerais aussi que vous me disiez si la Mairie peut aussi payer les frais de voyage et de séjour d’un ouvrier du Louvre. Je puis en effet moi-même accepter de ne pas être remboursé intégralement mais je ne puis le demander à l’un de nos ouvriers et je n’ai pas, malheureusement, la possibilité de faire prendre en charge ses frais par le Louvre. Si donc la Mairie ne peut s’engager formellement, je préfère venir seul, quitte à ce que le travail soit plus lent et que je sois obligé de mettre plus encore la main à la pâte.
Je suis désolé de vous causer involontairement une petite difficulté complémentaire et j’espère qu’elle sera vite résolue. Voudriez-vous transmettre mes hommages à Madame Marchutz.
Croyez, cher Monsieur, à mes sentiments les plus cordialement et fidèlement dévoués.
Albert Châtelet

Il connaissait mon travail artistique pour être venu à une de mes expositions à Saint Rémy de Provence. J’étais alors un peintre, élève d’André Lhote. Mes tableaux, d’influence cubiste, étaient réalisés en atelier d’après des études en couleurs au pastel exécutées sur le motif, études qu’il a tout de suite aimées. Il m’a conseillé de ne plus peindre en atelier, allant jusqu’à dire que mes tableaux d’atelier étaient du travail d’architecte, d’ingénieur. J’ai appris plus tard qu’il n’aimait pas les cubistes.

Paris, le 23 août [1956 selon le contenu]
Cher Monsieur,
L’histoire de Moscou a décidément mal tourné. J’ai été à nouveau mêlé aux négociations et je crois vraiment qu’il faut renoncer. En effet, d’abord, avec la lenteur de décision russe, les œuvres pourraient arriver au plus tôt d’ici une huitaine de jours. D’autre part il y a opposition partielle de l’Action Artistique pour une raison très valable. On craint le renouvellement d’une procédure analogue à celle qui a été intentée lors de l’exposition des tableaux de Picasso à la Maison de la Pensée Française. Or il paraît que c’est par chance que le précédent jugement a été prononcé en faveur de l’U.R.S.S. et que selon la législation française les héritiers Stouchtine et Morosoff pourraient obtenir la mise sous séquestre ce qui pourrait provoquer un incident diplomatique. Le Quai a donc décidé, dans un cas analogue, pour l’exposition Matisse de ne faire venir des œuvres qu’après avoir obtenu des héritiers engagement écrit de n’entreprendre aucune poursuite judiciaire. Ceci demande du temps et il est trop tard maintenant pour le tenter. Sans compter que Zurich s’agite comme un diable dans un bénitier et risque fort d’obtenir gain de cause. Je vous raconterai cela dans quelques jours par le menu.
Quant à mes frais de mission, maintenant la municipalité tombe dans l’excès contraire. On m’offre des remboursements exagérés que, bien entendu, je n’accepterai pas. Mais ma lettre à dû déclancher la reprise du problème du remboursement de Novotny et Roethel, car il est arrivé il y a deux jours une lettre adressée à Bazin demandant conseil. J’ai eu la charge de rédige la réponse que j’ai faite circonstanciée, mais énergique et j’espère, ainsi, que la municipalité comprendra qu’elle se conduit d’une manière mesquine et ridicule.
Comme prévu je viendrai la semaine prochaine avec un ouvrier (le secrétaire général adjoint est d’accord). Je pense que j’arriverai soit le 29 soit dans la matinée du 30. Il est possible que j’essaie d’aller voir le 29 des amis qui sont à Oppède et dans ce cas j’arriverai dans la soirée du 29.
Je me réjouis de vous revoir bientôt et vous prie d’accepter l’assurance de mes sentiments cordialement et respectueusement dévoués.
Albert Châtelet.
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Fritz Novotny
Texte dans catalogue exposition Cézanne d’Aix en 1956

1839 – 1906 Paul Cézanne par Fritz Novotny
Cézanne est rendu couramment responsable aujourd’hui de l’origine et de l’évolution de la peinture moderne. Il est placé comme rénovateur au même rang que les plus grands esprits, comme Giotto, Léonard de Vinci et Michel-Ange dans les arts plastiques, Kant en philosophie, Bach et Mozart en musique. D’autre part, il faut ajouter qu’aujourd’hui encore la peinture de Cézanne est très souvent considérée comme l’aboutissement de l’épanouissement de l’Impressionnisme, ce qui est une grossière erreur, il est même classé parmi les Impressionnistes. La question se pose précisément de savoir, pour un art comme le sien, dans quelle mesure il est une fin ou un commencement. Il est certain qu’on peut comprendre la nouveauté de sa peinture en étudiant d’abord le rapport de celle-ci avec l’Impressionnisme. A l’époque où Cézanne trouvait sa forme personnelle dans la peinture, l’Impressionnisme avait déjà atteint son épanouissement complet, et bien que Cézanne n’ait jamais été un véritable Impressionniste, il se considérait comme lié à ce groupe, surtout dans cette courte période de transition de 1870 à 1875. En tous cas, sa vie durant il a eu en très grande estime Camille Pissarro. D’autre part, il n’a pas laissé de doute sur le fait qu’il poursuivait consciemment un autre but que les Impressionnistes.

Ce qui distingue la peinture de Cézanne de l’Impressionnisme, c’est une série de particularités qui ont en commun une caractéristique qui frappe immédiatement chaque spectateur non prévenu.

C’est en effet assez mystérieux et c’est justement quand on essaie d’en découvrir le secret qu’on pénètre réellement dans les profondeurs de sa peinture. Elle est réaliste au fond, et en ceci apparentée à l’Impressionnisme, qu’elle rend dans l’essentiel les objets visibles, dans le paysage, la nature morte et le portrait, sans immixtion idéologique. Nous savons combien Cézanne suivait fidèlement l’image de la nature, son motif ou son modèle, observant scrupuleusement comme seul un peintre réaliste pouvait le faire. Cependant il est d’autant plus étonnant de voir comment le monde des objets dans sa peinture, comparé avec le naturalisme direct des Impressionnistes, est rendu avec une certaine froideur et une sorte de rigidité. Des choses qui étaient très importantes pour les Impressionnistes, comme la lumière qui était le plus important et finalement tout, ou la vitalité de la perspective linéaire, sont particulièrement réduites dans la peinture de Cézanne. Il n’y a pas d’éclairage systématique dans sa peinture, il y manque même la lumière, bien qu’il ait peint surtout des paysages clairs de son pays provençal : la région d’Aix et de Marseille. La perspective, d’autre part, donne l’impression d’être étouffée, sans tension. L’étoffe et la matière des fruits et des fleurs de ses natures mortes, la chair de ses nus, apparaissent transposés dans un monde immatériel, si on les compare à la joie qui se dégage de la matière dans la peinture impressionniste. En le décrivant tout cela semble négatif. Et pourtant c’est ce qui donne à l’art de Cézanne cette noblesse et cette distance particulière, ce détachement. Ce ne devait pas être un mystère et c’en est un pourtant parce que, malgré tout, ses objets ne sont nullement des objets et des êtres d’un monde transcendantal, d’un monde imaginaire et émotionnel. Malgré ces renoncements au charme de la matière, de la tonalité, de l’atmosphère, ils ont quand même la plénitude du réel. L’espace et les volumes sont même particulièrement denses et concentrés et cela est vrai surtout pour les couleurs. Et c’est là que réside le fameux mystère, une puissance d’expression qui frappe déjà quelques uns de ses contemporains, quelques peintres et connaisseurs, cependant vers la fin de sa vie seulement. Cette fascination n’a fait que croître depuis.

Si l’on dépasse l’étonnement et le trouble que cette peinture produit et que l’on essaie d’y pénétrer et de comprendre les ressorts de sa force, on découvre alors un des éléments de ce mystère. Chaque chose semble réduite à ses formes élémentaires de volume et d’espace et cela avec une réticence particulière beaucoup moins manifeste que celle qui est apparu peu après dans certaines tendances de la peinture, comme on l’a vu plus tard chez les Cubistes, qui s’appuyant sur une parole souvent citée de Cézanne, ramenaient tout dans la nature aux formes basiques de la sphère, de cube et du cylindre. Cet axiome n’avait rien de sensationnel, il est même grossier, si l’on étudie son emploi compliqué dans l’œuvre de Cézanne ; mais un peu de cette simplification des formes est quand même là.

Il y a aussi un autre effet, plus décisif encore, dans la même ligne mais plus général. C’est comme s’il faisait surgir, avec une intensité jamais encore atteinte, les relations de volume et d’espace entre les formes de la nature. C’est ce qui donne aux tableaux de Cézanne cette densité tant admirée, cette absence de lacune et de manque caractéristique d’accent. La façon dont une pomme est placée sur une table, une maison près d’un buisson, fait que la pomme et la table, la maison et le buisson, chacun en lui-même, perd de son importance, dans un certain sens, par rapport à une catégorie supérieure. Pour cet élément nous n’avons pas de nom, mais nous nous contenterons de l’indication de liaison, d’unité dans la surface du tableau. On peut saisir dans une certaine mesure comment cette impression est produite. Elle repose sur la façon particulière dans laquelle est traitée la limite des couleurs. Aux contours des corps se rencontrent toujours deux couleurs et il y a d’innombrables possibilités, tant sous l’angle du dessin que sous celui de la peinture, de traiter ces endroits qui sont les points critiques pour l’espace et le volume. Aucun peintre avant Cézanne n’a ramené aux sources le problème des frontières des corps ainsi que leurs liens et leur attache dans l’espace. La rencontre de deux couleurs et d’un contour devient ici un événement. Tout se passe comme si rien d’autre ne devait être montré que cet événement à côté duquel tout le reste, les particularités et le charme de la matière, le sens des objets ainsi que le contenu affectif d’un être vivant, d’un visage humain, sont sans importance. Cet effort d’un peintre est manifestement l’extrême concentration sur le phénomène mais une concentration qui nous défend de parler de ce seul phénomène.
Il est utile de garder présent à l’esprit, la relation d’une telle représentation avec l’Impressionnisme. De celui-ci on dit toujours qu’il s’est limité à la conception picturale du visible, qu’il a éliminé autant que possible l’émotion et la pensée car telle n’est pas la tâche de la peinture « pure ». Cézanne lui-même l’a dit pertinemment, à propos de Claude Monet, dans une phrase également célèbre : «  Monet, ce n’est qu’un œil ! Mais quel oeil ! ». Si l’on met un paysage de Monet à côté d’un paysage de Cézanne, on voit clairement combien plus le paysage de l’Impressionniste est chargé de sentiment et de sensualité, surtout par le charme de la lumière et de l’atmosphère. Alors il semble que Cézanne plutôt que Monet ait été seulement un œil. Mais Cézanne, apparemment, a voulu être plus, en tout cas autre chose qu’un Impressionniste !

C’est le moment de constater que tout ce qui a été dit jusqu’à maintenant n’est qu’un côté de l’étude de la manière de Cézanne. Même si on admet les avantages, la force et la profondeur qui sont liés à cette limitation et à cette concentration sur les relations élémentaires des choses, une telle limitation pourrait paraître monstrueusement unilatérale et le renoncement et l’appauvrissement qui en résultent trop important, le côté négatif trop grand. Cela peut sembler ainsi tant qu’on ne regarde que la projection des corps à trois dimensions sur la surface à deux dimensions dans cette manière propre à Cézanne. C’est le côté illusionniste de la peinture qui concerne l’optique et la projection. Mais un tableau de Cézanne contient aussi quelque chose de radicalement nouveau pour son temps si on le considère comme un objet à deux dimensions. La surface plane a, en plus de sa valeur d’illusion, une valeur de construction, c'est-à-dire qu’elle n’est pas seulement un écran de projection pour la représentation des corps et des espaces, mais, en même temps, un tissu de plans, de couleurs et de lignes. Cela est valable pour toute peinture tant qu’elle reste figurative. Dans la peinture de Cézanne, la composition de la surface à deux dimensions prend une nouvelle importance, surtout à partir du moment où il a trouvé sa manière définitive, vers 1880. Sa texture en grandes plaques et petites tâches de couleurs, en droite, courbes et silhouettes à gagné une force nouvelle. Un tableau, sous ce rapport, est un organisme d’une vie particulière ; cette vie est intimement liée au caractère d’illusion. Ces effets de la primarité, de cette simplification élémentaire n’agissent dans toute leur intensité que parce que le riche éventail des relations entre les plans, les couleurs et le courbes, la vie des formes se communique aux objets représentés. La vie du tableau devient la vie dans le tableau.

Pour ne pas céder à une simplification déformante, il faut se rendre compte dans quelle mesure on trouve déjà le même aspect chez les Impressionnistes. Là, on trouve une prépondérance de la valeur d’illusion par rapport à la valeur structurelle. Il est facile de discerner combien cette illusion d’intensité d’espace et de lumière doit à la structure dans la peinture impressionniste. Le miroitant tissu de tâches bariolées crée en grande partie l’illusion du scintillement de la lumière, brouille et décompose chaque objet, souvent jusqu’à le rendre méconnaissable. Seulement des peintres conscients de la fonction de l’espace à deux dimensions, pouvaient obtenir ce miroitement.

C’est là que Cézanne et les Impressionnistes se rejoignent et c’est précisément là que l’on voit que la manière impressionniste a été pour Cézanne une base fondamentale, un point de départ. L’interdépendance de la structure des surfaces et de l’illusion vivante est telle dans l’Impressionnisme qu’on peut prendre le miroitement des tâches de pinceaux comme le symbole d’un élément, présent partout, qui donne une unité à tous les objets. Cet élément est la lumière, l’atmosphère inondée de lumière ; élément si dominant que, dans la dernière période de l’impressionnisme, les choses une à une deviennent la simple fonction de la lumière. Cela montre déjà une différence essentielle de la nouvelle forme de Cézanne. Ici comme là s’est accomplie la transition du monde des objets au monde des formes, mais l’élément d’unité est encore pour l’Impressionniste quelque chose de matériel, à savoir l’atmosphère qui porte la lumière. L’Impressionnisme est déjà sur le point de considérer comme plus important le lien entre les objets que les objets eux-mêmes, mais il le rend par quelque chose de visible et de substantiel. La peinture de Cézanne où il n’y a plus l’illusion de la lumière et de l’air renonce à un tel moyen. C’est pourquoi dans sa peinture, l’intrication de l’illusion et de la structure est plus étroite et beaucoup plus spiritualisée. Ainsi surgissent des remarquables transmutations parmi lesquelles une sera mentionnée : la nouvelle tension de la surface. L’intensité d’espace et de volume dans les tableaux de Cézanne sont indiscutables mais les surfaces qu’il a créées par sa manière sont curieusement impénétrables. Si on est entraîné par la suggestion de l’illusion impressionniste dans la surface du tableau, on reste à une distance infranchissable des surfaces de Cézanne. C’est une des causes de ce détachement humain manifeste dans sa peinture. La composition, la construction des formes dans le tableau est tellement parfaite, si complète en elle-même, que les formes architectoniques de sa composition, que sa vie organique contribuent partout à la structure et à la vie des objets représentés. Mais, à chaque instant, on sent que la force réside dans la construction, dans la surface même du tableau. L’image, l’idéal du tableau comme microcosme a trouvé une nouvelle réalisation dans la peinture de Cézanne. Cette nouveauté agit avec la force d’une découverte, d’une révélation, c’est presque un tournant en peinture comparable à celui de Copernic. Regarder un tableau de Cézanne, c’est chaque fois, à nouveau, l’expérience émouvante d’une profondeur qui n’a pas besoin de la pensée et de l’émotion mais qui est limitée au domaine de la contemplation pure. A cause de cela elle pousse toujours à réfléchir. Cela semble un paradoxe. Mais rien ne serait plus faux que de prendre la peinture de Cézanne comme une jouissance du jeu des couleurs et des formes. Les œuvres de Cézanne dépeignent et symbolisent une ordonnance du monde démontrée par la contemplation. Elles éveillent, par éclairs, la sensation de quelque chose de monstrueux, mais dans l’ensemble, elles parlent de l’harmonie et de la perfection, du calme et de l’indifférence de la nature.

Dans cette mesure, cette peinture comme tout art, est l’expression d’une idée. Mais sa particularité est que cette impression arrive par le chemin le plus court, la contemplation visuelle, avec une aide minime du contenu illustratif intellectuel ou des associations. Ces moyens pour cela sont loin de toute intellectualité, particulièrement le moyen central de Cézanne, la couleur. Si l’on veut faire une analyse plus poussée, c’est sa couleur qu’on doit étudier, c’est par elle qu’il faut commencer. Elle arrive bientôt, cependant, à la limite de l’expression verbale. Le mystère de cette peinture a d’ailleurs forcé son inventeur, Cézanne lui-même, à réfléchir constamment, bien qu’elle n’ait pas ses racines dans des principes intellectuels, mais qu’elle soit plutôt à l’opposé même de la compréhension raisonnée.

Ce que cet art représente pour la peinture de notre siècle est depuis longtemps évident. Son influence écrasante et qui a guidé la peinture dans des chemins tout à fait nouveaux vient surtout de deux tendances. L’une est le sens nouveau de l’importance prépondérante de la structure du tableau. De là il n’y a qu’un pas vers la catégorie la plus radicale de la peinture moderne, la peinture non objective, la soi-disant peinture abstraite. Cézanne lui-même ne l’a pas fait. En effet il aurait ainsi complètement changé l’essentiel de sa peinture et l’évolution de la peinture moderne s’écarte de la tendance de Cézanne. Ce qui n’empêche pas que cette évolution ait été parfaitement logique…. Cela prouve encore une fois que la fécondité des nouvelles découvertes dans l’œuvre d’un novateur génial est en elle-même très différente de l’unité propre à son œuvre. Ce curieux battement entre la surface et l’illusion qui est l’essence de la personnalité de Cézanne et de son art n’a pu être qu’un grand instant dans l’histoire.

La deuxième tendance de l’art de Cézanne, d’une force irrésistible, qui rayonna et rayonne encore, réside dans sa manière d’employer la couleur. Cézanne a découvert de nouvelles fonctions de la couleur. Dans sa peinture, la couleur a pris plusieurs des rôles assignés autrefois au dessin, à la composition et au modelé. C’est pourquoi ces différents éléments de la construction s’effacent ayant subi une transmutation. En regardant de plus près on s’aperçoit que quelques-unes de ces nouvelles propriétés de la couleur ne sont pas si nouvelles que cela. On peut les trouver chez les grands coloristes du passé, les Vénitiens, Rubens, Poussin, Chardin et Delacroix, dans l’art de ces maîtres que Cézanne, lui-même un de plus grands coloristes de l’histoire, admirait humblement.

Un des grands traits incontestables de la peinture moderne, c’est à dire la richesse infinie d’une couleur libre, serait inconcevable sans Cézanne. Depuis longtemps les différentes tendances issues de Cézanne se sont écartées de telle manière et sont devenues tellement indépendantes que leur origine commune n’est plus reconnaissable que grâce au recul de l’histoire. Nous ne devons pas oublier qu’à côté de ces nombreuses possibilités qui sont fondées sur une œuvre comme la sienne et qui ont déjà rempli leur rôle historique, il y en a encore une qui est en même temps un critère du génie, la possibilité de puiser toujours de nouveau dans la contemplation de son Œuvre prise comme un Tout, un élan vers un accomplissement personnel ou du moins une réflexion indépendante. Car comme tout œuvre de génie, la sienne est inépuisable. Cette vérité universelle prend une signification particulière, dans cet art par lequel un maître, le dernier qui réellement ait droit à ce titre, illustre une doctrine des fondements premiers de la peinture.

Fritz Novotny

Cézanne-Austellung in Aix-en-Provence.

Zum fünfzigsten Wiederkehr des Todestages Paul Cézannes veranstaltet Aix-en-Provence, die Vaterstadt des grossen Malers, zur Zeit des „Festivals de Musique“ (das heuer vorwiegend Mozart gewidmet ist) eine Austellung. Sie dürfte die wichtigste Ansammlung von Werken Cézannes seit der Pariser Gedächnisausstellung des Jahres 1936 sein. Um die Ausstellung haben sich die Stadtgemeinde Aix und als Einzelperson vor allem der Maler Léo Marschuetz, ein genauer Kenner der Kunst Cézannes und der Landschaft, in der das Werk des Genies entstand, verdient gemacht.
Zum Teil werden dieselben Werke gezeigt wie unmittelbar vorher in der Cézanne-Austellung im Haag und nachher in Zürich und München, doch unterscheiden sich zumindest die holländische und die Aixer Ausstellung in der Auswahl beträchtlich voneinander. Dazu kommt, dass die Aixer Ausstellung gleichsam eingebettet ist in eine Menge von wunderbaren Effekten des Genius loci. Sie ist im „Pavillon de Vendôme“ untergebracht, einem Barockpalais am ehemaligen Stadtrand, inmitten eines kleinen, gepflegten Gartens. Über sechzig Gemälde, ungefähr halb so viele Aquarelle und drei Zeichnungen hängen in kleinen Räumen mit Stuckdecken und gelegentlicher zarter Wandgliederung.
Die Gemälde sind im grossen und ganzen nach den Themengruppen Landschaft, Stilleben und Bildnis geordnet. In dem Übergewicht der Landschaft macht sich etwas von der ursprünglichen Absicht geltend, nämlich nur in der Provence entstandene Werke des Malers zu zeigen. Man hat schliesslich auch die Gruppe der in Auvers-sur-Oise zu Beginn der siebziger Jahre gemalten Bilder aus der Schenkung Paul Gachets an den Louvre hinzugenommen. Der Frühstil Cézannes mit seinen dunklen, „wilden“ Bildern ist aber nur angedeutet, und es überwiegen weitaus die späten Phasen seiner Entwicklung. Zu diesen bildet die grossartige, rätselhafte Landschaft des „Bahndurchstichs“ (Bayerische Staatsgemäldesammlungen, München) den Auftakt – rätselhaft, weil dieses Werk noch die barocke Schwere des Frühstils aufweist und eben doch schon an vielen Stellen den neuen Charakter der Farbe, das eigentlich Revolutionäre der Malerei Cézannes.
Was von Bildern und Aquarellen der Zeit von 1880 an ausgestellt ist, sind ausnahmslos Werke höchsten Ranges, wie der „Junge mit roter Weste“ (Sammlung Bührle, Zürich), die „Frau mit Kaffeekanne“ (Sammlung Pellerin, Paris), das Selbstporträt aus den Bayerischen Staatsgemäldesammlungen in München, das grosse Stilleben derselben Sammlung, das Stillebenaquarell des Wiener Kunsthistorischen Museums, das Porträt Joachim Gasquets (Nationalgalerie, Prag) und Gruppen von Landschaften aus der Gegend von Gardanne, aus dem „Jas de Bouffan’, dem Landhaus der Familie Cézanne, und von Ansichten des Berges „Ste-Victoire“. Von diesen Bildern des Berges aus den letzten Schaffensjahren des Malers müsste man von Rechts wegen jedes einzelne wegen seiner Bedeutung anführen.
Die Gewalt der Gesamtwirkung aller dieser Werke lässt die Probleme der Anordnung, Hängung und Beleuchtung, die mit den Barockräumen gegeben waren, unwichtig erscheinen. Hier wird ein an sich schönes Gebäude einfach zur Schatzkammer, und ein Wunsch, der offenbleibt, wäre nur der, dass man unversehens in dieses Haus käme und plötzlich dieser Anhäufung von Herrlichkeiten gegenüberstände.
Etwas von einem solche überwältigenden Erlebnis hat der Besucher übrigens ohnehin jedesmal, wenn er in das Obergeschoss tritt, einen niedrigen Saal. Dort hängen dicht nebeneinander zwanzig Landschaftsgemälde, und der Zauberkreis von Ausschnitten aus einer wahren Geisteswelt der Farbe bleibt unvergesslich. Wer die provenzalische Landschaft um Aix kennt, weiss von der immer wieder überraschenden Tatsache, wie ähnlich die Farben Cézannes im einzelnen den Farben der wirklichen Landschaft sind, der blassroten Dächer in den gelblichen und blaugrünen Laubmassen.
Auch an anderen Stellen in der Umgebung der Stadt ist Gelegenheit zu solchen Betrachtungen, im „Jas de Bouffan“, in der Gegend um das Atelier Cézannes, die von der gigantischen Silhouette des „Mont Ste-Victoire“ beherrscht ist, und im Wald um das „Château Noir“. Es gäbe auch noch viel zu schwärmen von den anderen Schönheiten dieser Landschaft und dieser südfranzösischen Kleinstadt mit den lichtgrünen Dämmerungen ihrer Platanenboulevards und ihren vielen kleinen Plätzen voll architektonischer Feinheiten.
In den offiziellen Reden zur Eröffnung der Cézanne-Ausstellung war öfters die Rede davon, dass die Stadt mit dieser Veranstaltung eine Verpflichtung gegenüber ihrem grössten Sohn erfüllen möchte. Die Sache mit dem Unverständnis der Kleinstadtbürger gegenüber dem Werk des einsamen Genies ist eine ein wenig zu Tode gerittene und überhaupt fragwürdige Gegenüberstellung – wie hätte denn eine solche Malerei vor sechzig oder siebzig Jahren von vielen verstanden werden können ? Soweit aber von einer Verpflichtung die Rede sein kann, wurde sie mit dieser Ausstellung aufs schönste erfûllt.

In « Neues Österreich », am 5. August 1956
 
Dr. Fritz Novotny

Traduction

L’exposition Cézanne à Aix-en-Provence.

Pour le cinquantenaire de la mort de Paul Cézanne, Aix-en-Provence, ville où le grand peintre a vu le jour, organise une exposition à l'époque de son Festival de Musique (essentiellement consacré cette année à Mozart). Il s’agit sans conteste du plus important ensemble réunissant des œuvres de Cézanne après l’exposition commémorative de Paris en 1936. Le mérite de l’organisation de l’exposition revient à la Municipalité d’Aix et, en tant qu’individu, en premier lieu au peintre Léo Marchutz, un spécialiste de l’art de Cézanne et des paysages, qui ont donné naissance à l’œuvre de ce génie.

Pour partie les œuvres exposées sont les mêmes que celles présentées dans les expositions immédiatement antérieure à la Haye et postérieure à Zurich et à Munich, cependant les expositions hollandaise et aixoise en particulier se différencient fortement par le choix des œuvres retenues. De surcroît l’exposition aixoise est en quelque sorte noyée (encastrée ? intégrée ?) à une profusion de magnifiques effets du génie du lieu. Elle est hébergée au Pavillon de Vendôme, un palais baroque à l'orée de la ville ancienne, au milieu d’un petit jardin soigneusement entretenu. Plus de soixante tableaux, environ la moitié d’aquarelles et trois dessins sont exposés dans les petites salles décorées de stucs au plafond et présentant à l’occasion des panneaux de séparation.

Les tableaux sont globalement regroupés selon les thématiques : paysage, nature morte et portrait. La prédominance des paysages s’explique par l’intention initialement affichée de ne présenter que des oeuvres du maître réalisées en Provence, pour finalement ajouter le groupe des peintures réalisées à Auvers-sur-Oise au début des années soixante-dix constituant le don Paul Gachet au Louvre. Le premier style cézannien, avec ses tableaux sombres et sauvages, n’est que suggéré, alors que prédominent les phases tardives de son développement. Le magnifique et énigmatique paysage intitulé la Tranchée (Collections de l’État bavarois, Munich) en constitue le prélude – énigmatique, parce que cette œuvre révèle encore la lourdeur baroque du style précoce, tout en manifestant déjà à maints égards le caractère nouveau de l’utilisation de la couleur, aspect révolutionnaire de l’art de Cézanne.

Les peintures et aquarelles de la période qui commence en 1880 sont sans exception des œuvres du plus haut niveau : ainsi le Garçon au Gilet Rouge (collection Bührle, Zurich), la Femme à la Cafetière (collection Pellerin, Paris), l'autoportrait des collections bavaroises de Munich, également de la collection bavaroise la grande nature morte, l’aquarelle représentant une nature morte appartenant à la collection du musée de Vienne, le portrait de Joachim Gasquet (Galerie nationale de Prague) et le groupe de paysages autour de Gardanne et du Jas de Bouffan (la bastide de la famille Cézanne), enfin les vues de la montagne Sainte Victoire. Pour rendre justice aux représentations de la montagne des dernières années de création du peintre, on devrait citer chacune d’entre elles vu leur importance.

La force donnée par l’impression générale de toutes ces œuvres semble rendre sans importance les problèmes de l’ordonnance, de l’accrochage et de l’éclairage, inhérents au cadre baroque des salles. Ici un bâtiment beau en soi se transforme en trésor, et un souhait, toujours inassouvi, serait simplement d’entrer dans ce lieu inopinément pour se retrouver soudain spectateur de cette profusion de splendeurs.

Tout visiteur pénétrant dans la salle, basse de plafond, de l'étage supérieur est d’ailleurs saisi comme s’il vivait un événement grandiose (éclatant ? imposant ?). Y sont présentés, côte à côte, vingt paysages et le cercle enchanté d’extraits d’un véritable univers spirituel de la couleur reste inoubliable. Pour qui connaît la campagne provençale des alentours d’Aix, la similitude entre les couleurs utilisées par Cézanne et celles réelles du paysage, des toits rougeâtres parmi des frondaisons tirant sur le jaune et le bleu-vert, demeure toujours surprenant.

D’autres lieux à proximité de la ville offrent l’occasion de pareilles considérations, le Jas de Bouffan, les environs immédiats de l’Atelier Cézanne dominé par l’imposante silhouette de la montagne Sainte Victoire, ou la forêt autour de Château Noir. On pourrait encore beaucoup rêver des autres beautés de ces paysages et de cette petite ville du sud de la France, avec la lumière verdâtre et crépusculaire de ses boulevards ceints de platanes et ses nombreuses petites places entourées de délicates architectures.

Tous les discours officiels lors du vernissage de l’exposition ont ressassé avec constance le souhait de la ville d’honorer, par cette manifestation, son engagement auprès de son fils le plus illustre. La question de l’incompréhension exprimée par la petite bourgeoisie locale face à l’œuvre du génie solitaire constitue une opposition quelque peu éculée et, de façon plus générale, discutable : comment cette peinture aurait-elle pu être comprise il y a soixante ou soixante-dix ans auprès du grand public? Or, pour autant qu’on puisse parler d’engagement, il est pris de façon magnifique par cette exposition.

Article ayant paru dans le journal « Neues Österreich», le 5 août 1956 à Vienne.

 
 

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Lionello Venturi
Introduction pour le catalogue de l’exposition Cézanne à Aix en 1956

Aix et Cézanne

Quand on aime Cézanne, on aime Aix. La Montagne Sainte Victoire, la Vallée de l’Arc, le Jas de Bouffan, Châteaunoir, la carrière Bibemus, l’Atelier du Chemin des Lauves, et surtout sa lumière, son atmosphère sont les motifs inoubliables qui ont donné la vie à Cézanne et que Cézanne a créés à nouveau par l’art et pour l’éternité.
M. Mouret, le Maire d’Aix, et ses conseillers en voulant honorer le peintre, honorent Aix et eux-mêmes, puisque Cézanne révéla au monde entier la valeur spirituelle de sa patrie.
Les études classiques, la furie romantique, les discussions avec Zola et ses autres amis, voilà ce que Cézanne avait dans son bagage lorsqu’il est parti la première fois pour Paris. Pendant longtemps les deux villes n’ont pas compris le message de l’artiste. Mais le monde entier, lorsqu’il se mit à la recherche de Cézanne, l’a retrouvé dans la terre et dans le ciel d’Aix.
Aujourd’hui les pèlerins de l’art reviennent à Aix. Plusieurs parmi les grands chefs-d’œuvre de Cézanne ont été prêtés à sa patrie, pour qu’ils reviennent à la source, et pour que leurs couleurs changent sous la lumière où elle sont nées. Il est beau, ce geste généreux de tant de collectionneurs et de musées qui ont répondu à l’appel. Tous ceux qui aiment Cézanne leur sont reconnaissants. On ne verra jamais plus, peut-être, un tel miracle, une telle unité de sentiments dans l’hommage au plus grand artiste des temps modernes. Il est très important que notre civilisation donne une telle preuve d’intérêt aux choses de l’esprit.
Grâce à Cézanne, à sa lutte quotidienne pour purifier l’œuvre d’art de tous les éléments extérieurs, de toutes les illusions littéraires qui tâchent de se substituer à la poésie, nous pouvons mieux comprendre ce qu’est la vraie peinture, non seulement dans ses tableaux, mais dans toutes les œuvres d’autrefois et de nos jours. Tous ont compris aujourd’hui le « leçon » de Cézanne. Nous nous attendons que tous, devant ces œuvres venues de si loin, comprennent son élan créateur toujours renouvelé.

Lionello VENTURI