Préface de l’Evangile selon Saint Luc

Pour faire une œuvre d’art, faut-il commencer par dire non ? Léo Marchutz l’a dit plusieurs fois. Avant tout il n’a pas voulu faire des illustrations, rivaliser avec Saint Luc en représentant les événements de la vie du Christ, son image, celles des Apôtres et leurs actions. Certes, il a aimé son texte. Depuis plus de vingt ans il inscrit ses images sur papier ou sur la pierre en pensant à l’Evangile ; mais sa répugnance au genre même de l’illustration lui a fait imaginer le Christ et les apôtres en dehors de toute action précise. Les images créées par l’artiste apparaissent sur ces pages comme livrées à l’atmosphère, emportées par un vent qui naguère se fût appelé étonnement. C’est que Léo Marchutz lui-même à perçu dans le texte la voix du miracle, et la présence du miracle se devine partout. Ses lithographies sont des variations sur un seul thème. Cézanne aimait tirer des peintures différentes de chaque point de vue d’un même motif. Le motif, ici, c’est l’Evangile selon Saint Luc.

Je choisis, par exemple, l’Archange Gabriel volant pour l’annonce à Marie, la Nativité, les bergers qui reçoivent la révélation, Siméon regardant l’Enfant Dieu, Marie qui retrouve son Enfant au temple, Jésus prêchant à Capharnaüm, la rencontre avec le Pharisien, Jésus chassant les marchands du temple, Jésus tenant la coupe à la Cène, le baiser de Judas, la flagellation, les femmes au tombeau, la Cène d’Emmaüs. Bien que, depuis des siècles, ces thèmes sacrés aient été traités des milliers de fois par les artistes, les compositions de Léo Marchutz, ne doivent rien au passé. Il a transformé ces thèmes pour exprimer son étonnement, son appréhension, en un mot sa réaction devant la vie, qui est d’une ironie sans illusions. Et toutefois, par des variations minimes du trait il passe de l’enthousiasme lyrique de l’ange volant, au drame du baiser de Judas. On sent que ce trait, qui semble toujours pareil à lui-même, renferme toutes les nuances de l’âme dans le cadre idéal de l’étonnement.

Léo Marchutz à prononcé un autre NON, à l’endroit de l’art abstrait. Certes, il sent le besoin du volume créé par des lignes qui détiennent leur propre puissance d’expression, et il manie ses lignes avec une liberté absolue vis-à-vis de la réalité ; mais il ne renonce pas à l’image, à l’individualité, au caractère. Aussi ce qu’il éprouve vis-à-vis du monde entier peut-il s’exprimer par des images.

S’il emploie la lithographie, c’est que son dessin est naturellement coloré. Lorsqu’on suit la brisure de ses lignes, leur subtilité et leur épaisseur, et les nuances de leurs frontières, on sent qu’il conçoit son image en touches de pinceau, même s’il la réalise par le crayon lithographique.

Il voit par volumes et non par contours, et il ne craint pas de détacher la main du corps lorsqu’il faut que la main parle à elle seule, et qu’en même temps le volume du corps soit complet sans la main. D’ailleurs, le volume a autant d’importance pour les corps que pour la composition, ce qui donne une unité sévère aux différentes images.

La conception chromatique de la forme sous-entend l’espace où l’image vit. Aucune indication extérieure aux images ne précise l’espace, mais ce sont les images elles-mêmes, leur volume, leur mouvement, leur disposition qui révèlent autour d’elles un espace infini. L’absence de détermination particulière d’une espace, la suggestion de l’espace par les corps qui le remplissent, donnent aux figures un caractère surnaturel. Ainsi se réalise une apparence impossible mais pourtant réelle.

M. Marchutz est un fidèle de Cézanne, il aime les tableaux et les aquarelles et il aime le pays du maître. En 1928, il avait alors 25 ans, il est venu à Aix-en-Provence. Depuis 1930 il s’est fixé à Châteaunoir au Tholonet, pour vivre où Cézanne avait vécu et créé tant de chefs-d‘œuvre, pour respirer son atmosphère, pour méditer son exemple. Depuis lors, il n’a plus quitté Châteaunoir, et a travaillé en silence. Seuls, de rares amis savent qu’il est là. Il a renoncé à la peinture pour dessiner, et il a affronté l’impossible : obtenir par une touche de crayon gras ces rapports de tons que Cézanne cherchait par la peinture. Bien loin d’être un imitateur, Léo Marchutz écoute en silence pour réaliser sur le papier et sur la pierre le rythme qui se dégage des œuvres et du pays de Cézanne.

Tout cela paraît une légende, mais c’est la réalité de Léo Marchutz qui est légendaire. Elle reflète une lumière spéciale sur ce beau livre, qui a été dessiné, composé, mis en page et imprimé par l’artiste lui-même. C’est pourquoi les dessins et le texte imprimé forment un ensemble dont la valeur révèle une conscience d’artiste tout-à-fait exceptionnelle.

LIONELLO VENTURI
Rome, le 16 août 1949.

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