Lettre de Lionello Venturi à Léo Marchutz
À l’occasion de l’exposition des œuvres de Léo Marchutz à la Galerie Craven à Paris au printemps 1957

«La destinée de Léo Marchutz est extraordinaire et fournit matière aux légendes. Il a passé sans tache à travers tous les dangers et difficultés des guerres et des passeports sans jamais renoncer à son idéal, avec une naïveté parfaite aidée par un brin de ruse.

Né à Nuremberg en 1903, il a été une espèce d’enfant prodige gagnant son succès par de grandes peintures religieuses. En 1919 il rencontra la peinture de Cézanne et il comprit que, tout étant à recommencer, il fallait entrer dans une école. Mais il lui était impossible d’apprendre sinon de lui-même : un professeur lui parla de composition, un autre voulut l’envoyer à l’école du nu, le Bauhaus prétendait «fournir aux élèves les éléments indispensables pour faire des œuvres d’art». Tout cela lui semblait absurde et ridicule; il décida de fuir loin de toute école et de se réfugier dans les musées, où les belles choses anciennes ne prétendent pas vous imposer de règles. En 1928 il arriva à Aix-en-Provence. Il y est encore. Il loua une maison à Châteaunoir, cher aux fidèles de Cézanne, et il n’a plus bougé de là. Pendant dix ans – de 1935 à 1945 – ne pouvant gagner son pain par des travaux d’ordre artistique, il a fait de l’élevage de volailles et il a ainsi attendu la reprise de la vie intellectuelle.

Il est notoire qu’à Aix il n’y a pas de tableaux de Cézanne, mais à qui connaît son œuvre, Aix parle de Cézanne par ses maisons, ses arbres, la vallée de l’Arc, Bibémus, la Montagne Sainte-Victoire, sa lumière et enfin son ciel. Marchutz a remonté de l’œuvre du peintre à son inspiration première, et ainsi il a assimilé l’harmonie d’ensemble plutôt que les qualités plus évidentes, telles que les volumes, les couleurs, l’architecture du tableau.

Toutefois la vision de Marchutz est tout à fait personnelle à cause d’une certaine ironie qui agrémente la représentation de toute chose, et lui donne une légèreté, un ton musical, qui est le charme essentiel de son œuvre.

Ses illustrations des Evangiles expriment très bien son âme naïve et désenchantée, qui accepte la foi comme une fatalité. Ses Venise me semblent particulièrement heureuses : car voilà une ville qui est un conte de fée et Marchutz s’y promène avec joie.

Sa forme est réalisée dans les dessins et les lithographies en couleurs. Son dessin est naturellement coloré comme il sied aux peintres modernes depuis Daumier, et sa couleur est simplifiée et pure. Il ne veut pas faire des tableaux parce qu’il est rigoureux envers lui-même, et il trouve un juste accord entre sa légèreté d’esprit et sa ligne tracée en passant. Il n’insiste jamais pour conserver le moment de l’esprit et ne pas se perdre dans la matière.

Tout ce qui vaut pour lui, c’est l’abstrait. Il ne veut pas «faire de l’abstrait», il représente la réalité selon son style qui est son abstraction, ou, si vous voulez, son language personnel.

Je souhaite que Marchutz soit entendu et compris à Paris, où il se présente avec sa longue expérience et sa verve de jeunesse.

Rome, le 29 janvier 1957
Lionello Venturi

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